On célèbre cette année les cent ans qu'elle aurait si elle avait poursuivi sa vie sur Terre. C'est seulement maintenant que je la connais, à l'occasion d'une rediffusion sur France Inter d'entretiens qu'elle avait donnés, il y a longtemps déjà, ce qui m'a fait précipiter chez ma libraire.
" Quoi est plus près de l'éternité qu'une journée?Quoi est plus long qu'une journée? A quoi peut-on savoir qu'elle s'écoule? Les mottes succèdent aux mottes, le sillon recule, les porteuses continuent leur ronde. Et les hurlements, les hurlements, les hurlements.
Quoi est plus long qu'une journée? Le temps passe parce que lentement le brouillard se déchire. Les mains se sentent moins gourdes. Le soleil, peut-être, loin, vague. Il arrache peu à peu des lambeaux de brouillard. La glace mollit, mollit et fond. Alors les pieds s'enlisent dans la boue, les sabots sont recouverts de vase glacée qui monte jusqu'aux chevilles. On reste immobile dans l'eau bourbeuse, immobile dans l'eau glacée. Pour les porteuses de tragues, le tas de mottes devient plus difficile à gravir, mouillé, glissant.
C'est le jour.
Le marais pâlit d'une clarté nébuleuse et froide avec les rais jaunes du soleil qui percent la brume.
Le marais redevient liquide sous le soleil qui a dissipé maintenant tout le brouillard.
C'est le jour tout à fait.
C'est le jour sur le marais où brillent de grands roseaux dorés.
C'est le jour sur le marais où s'épuisent des insectes aux yeux d'épouvante.
La bêche est de plus en plus lourde.
Les porteuses portent la trague de plus en plus bas.
C'est le jour sur le marais où meurent des insectes à forme humaine.
La trague devient impossible à soulever.
C'est le jour pour jusqu'à la fin du jour.
La faim. La fièvre.La soif.
C'est le jour pour jusqu'au soir.
Les reins sont un bloc de douleur.
C'est le jour pour jusqu'à la nuit.
Les mains glacées, les pieds glacés.
C'est le jour sur le marais où le soleil fait étinceler au loin des formes d'arbres dans leur suaire de givre.
C'est le jour pour toute une éternité."
Charlotte Delbo - Aucun de nous ne reviendra.
Sur Auschwitz on a lu, on a écouté, on a été épouvanté, on a pleuré, on s'est révolté.
On croit que voilà, maintenant on sait ce que peuvent faire les hommes dans tous leurs extrêmes.
Mais jamais encore je n'avais été prise ainsi, par cette voix d'abord, par cette écriture ensuite.
Comment de cette horreur vécue faire un récit qui ressemble à de la poésie?
A peine entamé ce premier volume, j'ai téléphoné à la libraire de commander les suivants. Et elle m'a dit que c'était toujours ainsi avec ce livre, on prend le premier et on revient vite pour les suivants.
Charlotte Delbo: Auschwitz et après, éditions de Minuit